INTERSTELLAR
John Truby a vu le film et nous en parle ici – 16 décembre 2014
Attention : cette analyse dévoile des informations clés sur l’intrigue du film.
Pour les auteurs, Interstellar est un cas d’école qui permet d’étudier la notion de convergence. À mon sens, le vortex narratif (notion que l’on aborde notamment au cours de la Masterclass « Anatomie du scénario ») est la plus importante de toutes les techniques d’écriture grand public actuelles. Et Interstellar nous permet de mettre en lumière tout le potentiel de cette technique, ainsi que les défis qu’elle soulève.
La convergence est une technique relative à l’intrigue. On parle de convergence quand le narrateur fait alterner au moins deux personnages principaux et lignes narratives, en accélérant progressivement le rythme de cette alternance pour arriver à un point unique de l’espace et du temps où tout se résout au même moment.
Pourquoi le vortex est-il si important au cinéma ? Parce que, contrairement à une série télé, un film est un événement unique. En théorie donc, on peut obtenir un impact dramatique très puissant en permettant au premier cercle du vortex d’inclure une très vaste étendue d’espace et de temps et en rétrécissant progressivement son ampleur pour arriver à un unique point, le tout en une durée de 2 heures (ou, dans le cas du film de Christopher et Jonathan Nolan, de 2 heures et 49 minutes).
L’intrigue, qui implique plus de techniques que toutes les autres compétences narratives majeures combinées, est la plus mal comprise de toutes ces compétences. L’une des plus grandes erreurs concernant l’intrigue consiste à penser qu’il s’agit d’une série d’obstacles sans lien les uns avec les autres que le héros se doit de surmonter. Mais en se fiant à cette idée fausse, on crée une histoire morcelée qui ne cesse de répéter le même beat (temps fort), jusqu’à ce que la ligne narrative ne finisse tout bonnement par s’épuiser. L’intrigue est en réalité une ligne intégrale des événements interconnectés, la superstructure, ou encore le pont suspendu qui doit s’étendre sur toute la longueur de l’histoire.
Les Nolan sont passés maîtres dans l’art de l’intrigue. D’ailleurs, ils sont tellement doués pour cela que l’on peut dire qu’il s’agit des seuls scénaristes du cinéma grand public actuel qui accordent à chaque fois trop d’importance à l’intrigue. Par orgueil ou nécessité de relever des défis artistiques, les Nolan essaient d’étirer la durée de l’intrigue aussi loin que possible, avec autant de fils narratifs qu’ils se sentent à même de maîtriser. Leur ambition, débutée avec The Dark Knight rises et poursuivie avec Interstellar, est véritablement impressionnante, mais sa mise en œuvre va parfois un pont trop loin.
Le problème, quand on crée une étendue suspendue si longue, c’est que l’on force le spectateur à faire d’immenses bonds dans les domaines de la logique, de la crédibilité, de la force de motivation et de l’émotion. Dans The Dark Knight rises par exemple, l’intrigue est si vaste et si complexe qu’elle finit par s’effondrer par manque de ligne narrative directrice. Dans Inception, l’intrigue se prolonge au-delà de l’émotion, si bien que l’histoire devient de moins en moins impliquante à mesure qu’elle se développe.
Interstellar est sans doute le plus ambitieux de tous leurs projets. Interstellar et Inception reposent tous deux sur un vortex géant dans lequel toutes les lignes d’intrigue convergent vers un point unique de l’espace et du temps. Dans Inception, le héros et son équipe voyagent dans trois niveaux du subconscient pour atteindre l’objectif d’implanter une idée dans l’esprit d’une tierce personne. Dans Interstellar, le héros et son équipe voyagent dans trois mondes différents avec pour objectif de trouver de nouveaux lieux habitables pour l’espèce humaine.
Mais grâce à la façon dont les scénaristes ont traité la partie finale du vortex, Interstellar a un impact émotionnel beaucoup plus fort. Dans Inception, le point de convergence de toutes les lignes d’intrigue se produit au moment où le van, dans lequel dorment les membres de l’équipe, tombe dans l’eau. À cet instant précis du temps, les trois principales lignes narratives arrivent à une stupéfiante conclusion. Il ne s’agit pourtant pas de la fin du film. Le héros doit encore se rendre dans son univers subconscient pour se confronter à son ex-femme et récupérer ses enfants dont il n’a jamais vu les visages. Le pay-off émotionnel final n’est pas au rendez-vous.
Avec Interstellar par contre, les Nolan sont parvenus à créer un énorme vortex qui allie à la fois intrigue et émotion, et ce parce que le point de convergence se produit au moment où le héros, Cooper, retrouve enfin sa fille, Murph, désormais beaucoup plus âgée que lui. La relation père-fille a été présentée dès le départ comme la relation centrale du film, et elle a été développée avec force émouvants détails tout au long de l’histoire. Par conséquent, le moment où les complexes lignes narratives s’unissent pour arriver à cette communion, est un véritable coup de poing émotionnel qui laisse le public en état de choc. Et aussitôt après, le héros part sauver l’autre personnage féminin principal, Brand. Un superbe enchaînement droite-gauche.
Interstellar nous révèle les immenses avantages que peut présenter la technique du vortex quand elle est bien exécutée. Mais le film nous révèle aussi les potentielles faiblesses de cette technique, notamment quand les scénaristes font de ce pont suspendu une structure aussi longue et aussi complexe. Pour commencer, il faut attendre une bonne heure avant que ne se déclenche la dynamique du récit, sans parler de l’implication émotionnelle du spectateur. Et d’autre part, il n’y a littéralement aucun conflit dans la première moitié du film, ce qui lui confère un rythme assez lent.
La longue et complexe élaboration du vortex engendre également des trous importants dans l’intrigue. J’aimerais rapidement mentionner que les critiques qui ont été faites par certains sur les erreurs scientifiques du film sont ridicules et hors de propos. C’est une histoire où se côtoient trous de vers, voyages dans le temps, cinq dimensions et passages à travers des trous noirs. La science, à ce niveau, n’est que conjecture et n’est évoquée dans le film que pour des raisons fictionnelles.
La science-fiction n’est pas un guide pour réussir la conquête de l’espace. C’est un cadre narratif – le plus vaste, d’ailleurs, de tout l’art narratif – utilisé dans Interstellar pour mettre en juxtaposition l’humanité dans sa globalité et une très touchante relation père-fille. Les éléments scientifiques présents dans le film ne sont là que pour permettre aux scénaristes de créer des contrastes saisissants sur le plan des personnages et des thèmes, contrastes rendus possibles et intensifiés par la capacité du support qu’est le film à faire alterner des lignes narratives.
Mais il y a une grande différence entre les théories de physique et les trous de l’intrigue. Afin de nous convaincre que leur film est basé sur les dernières découvertes de la science, les Nolan peuvent balancer toutes sortes de termes jargonnant sur lesquels personne ne s’interrogera en regardant le film pour la première fois. Tout paraît très authentique. Mais ce point importe peu.
Ce qui importe, en revanche, c’est de créer un ensemble de règles qui régissent les causes et les conséquences potentielles de l’histoire. Plus on nous fait voyager dans l’espace et le temps, plus on doit justifier, d’une façon facilement compréhensible, de quelle manière le héros arrive au point de convergence. Or, cette justification n’est pas présente ici.
La difficulté provient en partie du fait que cette histoire est basée sur le voyage dans le temps, une technique qui crée inévitablement des absurdités et des trous dans l’intrigue. Le voyage dans le temps implique toujours un ruban de Möbius de cause à effet, par le biais duquel toute personne qui reviendrait dans le passé pour changer un événement du futur serait tellement affectée par le changement opéré sur le futur qu’elle ne pourrait plus revenir à temps au premier endroit.
Ces anomalies liées au thème du voyage dans le temps peuvent être ici pardonnées, comme elles doivent nécessairement l’être à chaque fois que l’on regarde un film de science-fiction.
Il y a cependant des questions simples qui se posent à propos des actions du héros et qui semblent tout bonnement relever du stratagème.
Ces actions, qui ne figurent dans l’histoire que parce que les auteurs voulaient amener leur héros à un certain endroit à un certain moment, ne devraient pas être aussi évidentes et visibles au spectateur.
Par exemple, quand les êtres humains survivants trouvent le héros au moment où il émerge du trou noir, comme par hasard juste au moment où il manque d’oxygène. Et puis comment fait-il pour voyager dans le trou noir et arriver dans sa bibliothèque privée, mais de l’autre côté ? Et comment se fait-il qu’il arrive dans sa bibliothèque dans deux différentes périodes temporelles simultanées alors que sa fille se trouve ici présente ? Comment les données extrêmement complexes sur la relativité et la mécanique quantique, que Murph utilise pour sauver l’espèce humaine, peuvent-elles se retrouver traduites en alphabet morse ? Je pourrais multiplier les exemples mais vous avez compris…
Dans un film à l’intrigue complexe tel que celui-ci, la dernière chose à souhaiter est que les mécanismes de la machine de l’intrigue ne soient révélés. Cela ne fait que distraire le spectateur de la beauté de l’ensemble, qui est ici particulièrement impressionnante.
Les frères Nolan constituent un rare exemple de scénaristes qui non seulement connaissent l’art de la narration grand public, mais tendent également à repousser les limites de cet art. C’est pour cette raison qu’ils ont tant à nous enseigner, notamment dans le domaine de l’intrigue.
De tous les éléments qui ont concouru au succès d’Interstellar, le plus important à étudier pour les auteurs est la technique du vortex. Si vous parvenez à appliquer cette technique à votre histoire, alors vos chances de succès augmenteront très certainement.
© John TRUBY – Décembre 2014
Traduction de Muriel LEVET

